Vous allez me dire, « mais à quoi sert de connaître certaines de nos des émotions ? »
Déjà à nous aider à reconnaître et comprendre les sensations de la vie, nos réactions inconscientes et émotionnelles. Et ensuite d’avoir la possibilité de changer ses réactions en réalisant un travail sur soi-même.
C’est dans notre cerveau que se trouve la cabine de commande de nos sentiments : elle répond à chaque instant aux stimuli extérieurs, provoquant des réactions physiques et des décharges d’hormones.
Nous savons aussi depuis Darwin que les émotions ont été sélectionnées biologiquement par des millions d’années d’évolution, car elles sont nécessaires à notre survie.
Tout moment de la journée, quel qu’il soit, s’accompagne d’une émotion. C’est la raison pour laquelle nous avons créé un vocabulaire spécifique, qui nous sert à exprimer des sentiments comme « je suis follement heureux ! » ou « quelle affreuse déception ! ».
Voici donc ces émotions:
L’attente insupportable
Vous avez envoyé un message et vous attendez la réponse. Elle tarde à arriver, et vous vous agitez. Vous contrôlez l’écran de votre téléphone : vous n’avez peut-être pas entendu le signal sonore… Non, rien. Vous remettez votre téléphone dans votre poche et essayez de penser à autre chose. Vous sifflotez nerveusement.
Votre téléphone vibre, vous l’extrayez en quatrième vitesse, mais non, c’est un autre message, pas la réponse que vous attendiez, et vous cherchez de nouveau à combler cette attente qui met vos nerfs à rude épreuve.
Si vous étiez Inuit (Eskimo), vous définiriez cette émotion comme la sensation d’une arrivée imminente qui vous fait faire les cent pas sur les glaciers de l’Alaska, pour voir si un traîneau pointe à l’horizon.
Le mot qui définit cette sensation d’attente insupportable est donc inuit. Pourtant, il n’est pas nécessaire de vivre dans un igloo sur la toundra gelée pour connaître cet ennui mêlé à de l’excitation. Nous l’éprouvons dans la salle d’attente des médecins, avec une immobilité forcée et des nerfs à fleur de peau. Ou encore quand l’envie nous prend de guetter nos invités sur le pas de la porte, alors qu’il est déjà vingt heures et que nous avions précisé qu’il s’agissait d’un apéritif, mais que personne n’est encore arrivé. Nous connaissons cette sensation depuis l’enfance, lorsque nous cherchions en vain le sommeil en attendant le père Noël. Alors pourquoi ce mot est-il inuit, et non français ? Essayez de vous mettre dans la peau d’un Inuit : il vit dans l’un des endroits les plus isolés de la Terre, et son isolement prend une tout autre dimension que le vôtre quand vous consultez de façon anxieuse votre téléphone. Il a donc besoin de définir la solitude, l’attente, l’ennui : une attente usante pour les nerfs.
La curiosité morbide, cet élan inavouable
Pour expliquer ce phénomène, Tiffany Watt Smith rapporte trois hypothèses :
voir la souffrance des autres nous libère des nôtres (c’était la position des philosophes, d’Aristote à Kant) ;
voir la souffrance des autres provoque en nous de l’empathie (selon le philosophe écossais Adam Smith) et nous incite à renforcer nos liens sociaux (selon certains psychologues modernes) ;
et nous portons en nous un réservoir de désirs et d’impulsions inavouables que nous réprimons, de sorte que voir la souffrance libère ces instincts et nous soulage.
Schadenfreude, le plaisir de voir souffrir
Nous sommes bien d’accord, ce qui suit n’est pas joli. Mais n’ayons pas honte, ça arrive à tout le monde, avec différents degrés : « Bien fait pour lui », « Ça lui pendait au nez », « Il l’a bien mérité ».
C’est un plaisir subtil, qui ne s’exprime pas, mais qui suscite en nous de la bonne humeur : il nous est tous arrivé de nous réjouir du malheur d’autrui. Plusieurs mots expriment ce sentiment, y compris en grec et en latin. Mais le plus employé actuellement est allemand, Schadenfreude, et réunit les mots préjudice (Schaden) et plaisir (Freude), où le plaisir est évidemment le nôtre et le préjudice celui subi par autrui.
En français, ce serait de « la joie malsaine ». Et il ne s’agit pas simplement de mépris ou de satisfaction, explique l’historienne Tiffany Watt Smith. D’ailleurs, nous nous interrogeons depuis plusieurs siècles sur les racines de ce sentiment, aussi perfide que complexe.
Lucrèce soutient qu’il s’agit d’une forme de soulagement. Un peu comme si nous nous disions : « J’aurais pu être à sa place, perdre mon travail ou avoir un accident de voiture, mais aujourd’hui, j’ai eu de la chance. » Nous devons toutefois admettre que d’autres raisons entrent en ligne de compte : l’envie, la jalousie, et parfois un amusement tout simple qui nous prend lorsqu’un prétentieux glisse sur une peau de banane… Parmi les facteurs du Schadenfreude, on trouve également le sentiment d’être – injustement – moins valorisé que d’autres personnes. Lorsque celles-ci subissent une réprimande ou échouent là où il ne nous est même pas donné la possibilité d’essayer, nous jubilons, comme si une forme de justice immanente venait rétablir la balance en notre faveur. C’est sur ce sentiment que repose le succès des revues à scandale, qui nous montrent la cellulite de tel ou tel personnage célèbre ou nous racontent en détail le divorce d’un couple d’acteurs riches. Certaines études psychologiques ont montré que le Schadenfreude est plus intense chez les sujets ayant une estime d’eux-mêmes moyenne ou faible, car ils se réjouissent plus facilement de découvrir que d’autres personnes présentent des défauts semblables aux leurs. Ce qui expliquerait que ce sentiment soit répandu chez les supporters des équipes de foot reléguées dans une division inférieure, ou chez la plupart des envieux, toutes catégories professionnelles et tous milieux confondus.
La honte pour l’autre
Vous est-il arrivé de vous dire : « J’ai honte pour lui ». Même si je ne le connais pas, ce n’est ni mon mari ni mon frère. Mais c’est un crétin quelconque sans la moindre dignité, et j’ai honte pour lui rien qu’en le regardant. » Pour exprimer ce sentiment, les Espagnols disposent d’une expression concise, verguenza ajena, le premier mot signifiant « honte », le second « l’autre ».
Mais nous avons tous éprouvé cette émotion un jour ou l’autre. Pensez au musicien médiocre convaincu d’être un grand artiste qui nous a cassé les oreilles toute la soirée, au comique lourdingue qui plonge la salle dans un silence embarrassant au lieu de la faire exploser de rire, ou à l’homme complètement ivre qui essaye de draguer une fille sans s’apercevoir que ses avances sont pitoyables. Ce sentiment est une forme d’empathie et peut être considéré comme le contraire du Schadenfreude, bien que la verguenza ajena s’adresse aussi à des personnes qui nous sont antipathiques. Même si nous les connaissons peu ou pas du tout, elles se montrent présomptueuses, arrogantes, trop sûres d’elles-mêmes. Voilà pourquoi,soutient Tiffany Watt Smith, ce sentiment est paradoxal : il nous pousse à nous moquer de la victime de notre verguenza, à nous éloigner avec mépris de celui qui enfreint les règles sociales et se rend ridicule.
Wanderlust – le besoin fou de bouger
En français, nous parlerions de « dromomanie », l’envie compulsive de se déplacer, mais ce serait un peu différent de la Wanderlust. Il s’agit en effet d’une obsession du déplacement.
Essayons d’y voir plus clair. Le premier à illustrer la Wanderlust est un installateur de gaz de Bordeaux, un certain Jean-Albert Dadas. À la fin des années 1880, il déserte son service militaire et commence son voyage compulsif. Durant cinq ans, il aurait traversé à pied plusieurs fois l’Europe, de Moscou à Prague, de Vienne à Berlin en passant par Constantinople et en traversant maintes fois la France. Dadas ne se rend pas compte de son aliénation et oublie la plupart de ses voyages. Souffrant d’épuisement nerveux, il finit par être admis à l’hôpital de Bordeaux en 1886. À son chevet se trouve le jeune médecin Philippe Tissié, qui se passionne pour son cas et en profite pour acquérir une certaine célébrité. Tissié emploie le mot « dromomanie », qui existe dans d’autres langues européennes.
Aujourd’hui, le mot Wanderlust est davantage à la mode, peut-être parce qu’il évoque les promenades solitaires des penseurs romantiques. Et il existe un mot finlandais plus ou moins équivalent, qui désigne la nostalgie d’un endroit où l’on n’est jamais allé : kaukokaipuu
La peine d’amour 💔
Un tour d’horizon des émotions pouvait-il faire l’impasse sur l’amour ? Certes non, et ce mot indien, viraha, désigne l’amour dont on prend conscience à travers l’éloignement ou l’abandon. Une sorte de nostalgie due à la séparation, ou une sensation de manque mêlée à l’attente d’une rencontre que l’on espère spirituelle, voire physique. Rien d’étonnant à ce que ce mot soit aujourd’hui utilisé dans les catalogues de certaines pharmacies en ligne pour vendre des remèdes contre les troubles érectiles…
Mais revenons à l’élévation spirituelle. La définition de viraha dérive du poème Gītagovinda, littéralement « Le chant du protecteur des vaches ». C’est le poète Jayadeva qui l’a écrit en bengali dans la seconde moitié du XIIe siècle. Le texte doit être chanté durant un rite sacré nocturne. L’histoire se déroule dans les bois au printemps, sur les monts Malaya, où le dieu Krishna, incarné par le jeune vacher Govinda, badine avec les bergères, en particulier avec la belle Radha. Nous sommes dans le contexte de la poésie amoureuse indienne liée au mouvement spirituel de la bhakti, qui évoque une profonde connexion émotionnelle avec la divinité. Ici, l’amour et les émotions entre Govinda et Radha s’accompagnent d’un sentiment profondément érotique. Mais Govinda ne dédaigne aucune bergère, et Radha vit ses trahisons avec désespoir. L’expression de sa douleur prend la forme d’un désir lyrique de retrouvailles avec l’être aimé, désir nommé viraha. Et lorsque Govinda se rend compte de ses erreurs, il éprouve à son tour ce sentiment. C’est ainsi que naît l’un des thèmes les plus importants de la culture hindouiste, ce rapport fluctuant entre l’amour dans l’union et l’amour dans la séparation. L’histoire se termine par la réunion des deux amants, au terme d’une longue recherche qui symbolise le parcours spirituel des âmes. Voilà ce qui différencie le viraha des autres formes d’amour, précise Tiffany Watt Smith : le sentiment est imprégné de mysticisme, et une fin heureuse est inévitable.
A très bientôt
Steve
source: cerveauetpsycho.fr